• Extrait 4 : fin du début...

     

    (- Est-ce que tata Véronique sera là ? ) 

     

     La réponse, très froide, vient de son père :

     

    - Je ne sais pas. Tu sais bien qu'avec elle on ne sait jamais rien, et que nous ne l'avons pas vue depuis… des années. Par contre il devrait y avoir normalement mon amie Virginie, l’institutrice, sa compagne Stéphanie, la voyante, ainsi que leur ami Eric…

     

     - Vous êtes sûrs que c’est l’anniversaire des ancêtres et pas la Gay Pride, dimanche ?

     

    Les parents ne se donnent pas la peine de relever la remarque de leur fille, se contentant de la fusiller du regard, et Jérôme poursuit :

     

    - … Fabienne, patronne du magasin de fringues de Marennes où travaille maman, Joëlle, son autre collègue avec son copain Marc, et puis bien sûr Jean-Michel, le meilleur ami de votre grand-père, et peut-être votre oncle Sylvain.

     

     Le dernier nom cité ramène le sourire de l’espérance sur le visage des enfants, qui ne se hasardent à aucun commentaire.

     

     Le dîner se termine dans le silence, jusqu'à ce que Jérôme demande aux enfants s'ils ont fait leurs devoirs pour le lendemain. Cette question rituelle amène une réponse en chœur non moins rituelle :

     

    - Oui, papa !

     

     Une fois la vaisselle rangée dans l'appareil destiné à la laver automatiquement,  chacun reprend son activité habituelle en attendant l'heure d'aller se coucher, dans cette chaleur persistante où les volets ne s'ouvrent que le soir, à la fraîche, ou ce qui fait fonction de…

     

    Après avoir hésité, Jérôme et Karine se décident à effectuer leur traditionnelle petite balade du soir, cette fois jusqu'au pont transbordeur, situé à cinq cents mètres de leur foyer. Les enfants sont suffisamment sages pour se garder tout seuls pendant une vingtaine de minutes. Et puis, en bons parents soucieux de la sécurité de leur progéniture, ils ne manquent pas d'avoir un téléphone portable avec eux dans ce genre de situation.

     

     C'est toujours un plaisir pour le couple, une fois sorti de la petite cité d'une douzaine de pavillons construite en ce début XXIème siècle et peuplée essentiellement de familles partageant avec eux le même profil, y compris sur le Net, car beaucoup sont des « gamers », que de descendre cette avenue bordée de platanes qui mène à ce pont tout en ferraille. Inauguré le 29 juillet 1900, il est issu du cerveau d'un ingénieur et constructeur nommé Ferdinand Arnodin. Le voyageur qui découvre le pont transbordeur de Rochefort (ou du Martrou, nom du quartier de Rochefort accueillant le passager sur l'autre rive de la Charente), ne peut s'empêcher de penser au créateur de la Tour Eiffel.

     

    Cet ouvrage, devenu œuvre d'art de par son classement comme monument historique en 1976, alors que sa destruction était programmée et financée, est devenu un but de promenade touristique lors de la période estivale, à proximité de l'estuaire de la Charente. Il surplombe le plus beau ruisseau du royaume d'Henri IV, qui finit sa lente et sinueuse course quelques kilomètres plus loin, dans l'océan.

     

    Dernier pont transbordeur de France, il nargue du haut de ses cinquante mètres de hauteur son voisin et benjamin, le viaduc de Martrou, situé quelques centaines de mètres plus en aval, et construit au début des années 90.

     

    Entre les deux, aussi bien dans le temps que dans l'espace, un autre pont, à tablier levant, aura été construit mais aura joué la vie brève, la naissance du viaduc coïncidant à quelques mois près avec sa mise à mort. Il ne reste d'ailleurs comme ossements que la base des quatre piles en béton armé.

     

    - Tu sais que chaque fois qu'on s'approche du pont la première image qui me vient à l'esprit est celle des sœurs jumelles, nées sous le signe des gémeaux, comme dans la première scène de cette comédie musicale de Jacques Demy, où l'on voit une caravane foraine prendre le pont pour arriver à Rochefort ?

     

    - Oui, ma chérie, mais quelles sont alors les cinématographiques pensées qui devraient poindre quand tu t'approches d'un stock de parapluies, du côté de Cherbourg, même si les pépins ne sont pas d'actualité en ce moment… ?

     

     - Je ne le sais pas, mon amour, mais j'avoue que j'ai tendance parfois à confondre ces deux remarquables comédies musicales.

     

    - Peut-être parce qu'il faut deux demis pour faire un…

     

     Elle se retourne alors vers lui et l'embrasse passionnément, tel un félin bandant brusquement tous ses muscles pour se saisir de sa proie. Tout en subissant l'étreinte, Jérôme descend ses mains sur puis sous sa robe pour constater avec stupeur qu'elle n'a pas remis de culotte. Sentant sa profonde surprise, elle se dégage brusquement dans un éclat de rire, faisant face au soleil encore brillant, et fait fi des quelques personnes passant à côté d'eux, qui ne leur prêtent d'ailleurs que peu d'attention.

     

     Ils sont arrivés à proximité du quai d'embarquement du pont, et la dernière navette de la journée transporte sa cargaison de touristes, souvent étrangers, en particulier allemands ou hollandais, avec leurs vélos, venus chercher leur ration de fraîcheur en cette fin de journée.

     

    - Attends encore un peu…

     

    Ces quelques mots propres à susciter de l'espoir à Jérôme lui sont glissés par Karine à l'oreille, qui a senti son désir pointer contre son bas-ventre.

     

    Ils en profitent ensuite pour admirer la vue de la nacelle, maintenant accostée sur le quai, et commençant à décharger lentement sa cargaison humaine, avant de recevoir sa dernière ration de la journée pour son ultime trajet direction Rochefort.

     

    D'une rive à l'autre. Cette pensée traverse l'esprit de Jérôme alors qu'il observe le départ de la navette, se détachant de ce bord de la Charente pour s'en aller de l'autre côté. Notre vie est faite de ces passages, ces moments où il faut quitter un pays connu pour découvrir un autre monde, et rester suspendus durant le trajet, quittant un univers pour en découvrir un autre, une part de nous-mêmes restant en arrière et nous faisant des signes d'adieu, tandis que nous emmenons avec nous un morceau de cette terre abandonnée, avec ses odeurs, ses images, ses sensations qui nous habitent à jamais, jusqu'à l'ultime passage, par un matin ou une nuit de brouillard, où l'autre rive n'est qu'une « terra incognita » qui n'existe peut-être même pas…

     

    Ferdinand Arnodin avait-il pensé à tout ça lorsque cette idée germa en lui, il y a plusieurs milliers de traversées de cela ?

     

    Une main bien connue tire Jérôme de ses méditations en lui caressant le visage, repoussant ses cheveux de moins en moins poivre et de plus en plus sel en arrière.

     

    - J'espère que nous ferons d'autres voyages ensemble, et pas seulement le dernier…

     

    - Comment peux-tu imaginer ne pas m'accompagner dans le temps qui nous reste à vivre ? Ou alors tu es nacelle que je croyais ?

     

    A voir Karine, au premier abord, l'inconnu ne peut imaginer que derrière ce visage froid rarement illuminé d'un sourire se cache un être de sexe féminin doué, et même très doué, de sensibilité voire d'une certaine forme de romantisme. Elle pousse parfois l'excentricité jusqu'à rire aux éclats des jeux de mots de Jérôme les plus approximatifs…

     

    Ils remontent ce qui fut autrefois l'avenue menant de Rochefort au sud du département, en dépassant quelques rescapés du précédent passage, qui profitent de ces instants parsemés de fraîcheur avant de regagner leurs véhicules remplis d'une prégnante chaleur, leur rappelant que l'été n'est pas en retard cette année.

     

    Lorsqu'ils poussent la porte d'entrée, le silence les frappe dans sa muette dureté. Pas un bruit. Ni télé, ni musique. Rien. La large baie vitrée donnant sur le jardin est fermée. Jérôme se précipite dans chacune des chambres, pour constater avec soulagement que les enfants sont non seulement couchés, mais dorment à poings fermés, avec un simple drap de coton pour toute couverture. Ils ont l'air parfaitement apaisés, comme tout ce qui vit en cette maison, alors que le soleil accélère sa course vers un horizon toujours dépourvu du moindre nuage, sûrement pour piquer une tête dans l'atlantique océan tout proche.

     

     FIN DU PRÉAMBULE

     


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :